FLUX ET RÉSEAUX
Le nouveau paradigme de Manuel Castells
LE MONDE | 04.12.03 | 14h37 • MIS A JOUR LE 04.12.03 | 19h35
Catalan fier, francophone raffiné, universitaire américain admiré, Manuel Castells est indispensable pour qui s'interroge sur les technologies de l'information et de la communication, les fameuses TIC. Qu'il s'agisse d'Internet, des entreprises organisées en réseaux, de la mondialisation, mais aussi de la nature des villes d'aujourd'hui, des flux qui les traversent, tous ces thèmes sont abordés dans son ambitieuse trilogie, L'Ere de l'information (Fayard).
Paradoxalement, la première vertu de ce travail universitaire colossal est d'aider à lire le journal, à comprendre le monde tel qu'il évolue. Pour Castells, notre époque est marquée par la transformation de notre "culture matérielle" sous l'effet d'un nouveau paradigme. Il s'articule autour des TIC de la même façon que les précédentes révolutions industrielles l'étaient autour de l'énergie. Sa matière première en est l'information. "Il s'agit de technologies pour agir sur l'information, pas seulement d'information pour agir sur la technologie comme c'était le cas pour les révolutions technologiques antérieures", explique-t-il. Et, comme "l'information est partie intégrante de toute activité humaine", ce nouveau paradigme est omniprésent.
L'avènement de La Société en réseaux (titre du tome I de L'Ere de l'information, dont sont tirés ces quelques passages) est dû en grande partie au fait que tout système qui utilise les nouvelles technologies de l'information obéit à une logique de réseau. La morphologie des réseaux est bien adaptée à la gestion complexe des interactions matérielles ou symboliques. Elle permet une grande flexibilité essentielle à la survie et à l'innovation."L'ordre sur fond duquel nous pensons n'a pas le même mode d'être que celui des classiques", avait écrit Michel Foucault à propos de l'émergence de la modernité occidentale. Le nouveau paradigme informatique et la logique de réseaux selon laquelle il opère nous obligent aussi à changer "les catégories sous lesquelles nous pensons tous les processus".
Apparue dans le dernier quart du XXe siècle, la discontinuité "informationnelle" analysée par Castells opère cette fois au niveau planétaire. Il se range dans le groupe de ceux pour qui le passage de la modernité à "l'âge global" s'explique par le fait que "l'espace organise le temps dans la société en réseaux". Les TIC permettent de coordonner des pratiques ayant lieu de façon simultanée dans des lieux différents. Pour le comprendre, il faut arrêter de regarder le monde comme un ensemble d'espaces définis d'abord par leurs frontières : "Notre société est construite autour des flux : flux de capitaux, flux d'information, flux de technologies, flux d'interactions organisationnelles, flux d'images, de sons et de symboles."
Loin de chanter les louanges du dieu "réseaux", Castells souligne que la technologie qui les rend si efficaces est utilisée de façon innovante par les terroristes et par les narcos, et peut anéantir les contrôles et les régulations des gouvernements, des institutions internationales et des firmes financières privées. En lisant Castells, on comprend que les TIC ne sont ni bonnes ni mauvaises, pas plus que neutres. Elles sont omniprésentes. C'est pourquoi il faut les comprendre.
Francis Pisani
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 05.12.03